Serena Rassam
Réfléchir dérange. C’est un constat de notre époque.
Interroger les certitudes, remettre en cause les évidences, briser les biais cognitifs qui conditionnent notre pensée, semble dangereux pour l’homme du XXIe siècle. L’esprit critique s’est érodé et le terrorisme intellectuel est devenu la norme.
Si l’on prend du recul sur le monde plongé dans un chaos chronique, on peut facilement déduire que le conformisme social, la culture du vide, la facilité de manipulation des foules, et la radicalisation, partagent tous une origine commune. Puisque ce texte vise à révéler des vérités souvent tues, faisons table rase de nos connaissances passées pour porter un regard plus lucide sur le sujet. Il convient alors de définir l’esprit critique.
Il s’agit d’être capable de penser par soi-même, de n’accepter aucune assertion avant de s’interroger sur sa valeur, d’examiner les informations avec raisonnement, discernement et clairvoyance.
Cette démarche de pensée, ou disons mieux, cette faculté cognitive est l’arme la plus efficace qui soit contre l’obscurantisme. Une société qui en est dépourvue meurt intellectuellement.
Elle devient vulnérable à la propagande, facilement manipulable, réduite en masse conforme qui se laisse emporter par le courant, incapable d’accéder à la vérité qui devient alors relative au lieu d’être irréfutable. Ce climat d’ignorance mêlée à la soumission inconsciente devient le terreau fertile du terrorisme intellectuel. En d’autres termes, le peuple se plie à une idée dominante sans la moindre remise en question, redoutant l’intimidation morale.
L’homme devient un misérable pantin entre les mains du pouvoir. Orwell nous avait pourtant prévenus. 1984 n'est plus une dystopie, mais bien la réalité de 2025. Le conformisme au groupe semble inscrit dans la nature humaine.
Plusieurs expériences le démontrent, celle d’Asch en 1951 sur la pression du groupe, celle de Milgram en 1963 sur l’obéissance à l’autorité, ou encore celle de Sherif en 1936 sur la formation des normes sociales.
Elles convergent toutes vers la conclusion que la pensée n’est pas libre, et que la conformité va au-delà de nos sens, de notre éthique et de notre morale. Pourtant, ce conformisme social revêt une dimension différente au XXIe siècle, ce qui soulève des inquiétudes légitimes quant à la souveraineté intellectuelle.
A l’ère du numérique, où le temps se dilate et les heures défilent incessamment sur les écrans, le cerveau humain est pris en otage.
Victime d’un bombardement sensoriel incessant, l’homme est captif des chambres d’écho, façonnées par des algorithmes qui ne lui renvoient que le reflet de ses propres opinions. Ceci l’enferme dans l’illusion dangereuse qu’il a toujours raison, et le pousse à mêler adversité et attaque frontale, différence et concurrence. Il n’est finalement pas un hasard si le débat n’existe plus aujourd’hui, il se dissout dans des joutes verbales stériles menées par des gladiateurs qui confondent raison et émotion.
Sans débat, la société sombre dans le piège de l’uniformité de la pensée. Mais l’esprit critique est menacé par un autre phénomène qui glisse souvent sous les angles morts de notre conscience. Au-delà de la technologie, c’est notre architecture mentale qui trahit la souveraineté intellectuelle. En effet, les biais cognitifs sont des erreurs systématiques de jugement, des raccourcis mentaux empruntés par notre cerveau, qui déforment subtilement la réalité et que nous acceptons passivement, voire naïvement.
Parmi ces distorsions de la pensée, l’effet de halo nous pousse à juger sur les apparences, le biais de conformité nous enchaîne au regard des autres, et l’effet Dunning-Kruger donne une voix démesurée à l’ignorance qui se croit savante. Il est donc temps de rebattre les cartes et d’adopter le cogito cartésien comme norme. La souveraineté intellectuelle doit triompher. La crise de la pensée libre n’est pas qu’une dérive culturelle : elle menace directement la santé démocratique. À l’heure où la politique se fait spectacle, où le grotesque côtoie l’indécence et où l’obscène s’érige en norme, il devient essentiel de questionner le rapport entre démocratie et déclin de l’esprit critique.

À première vue, on pourrait se dire qu’accuser l’un des maux de l’autre est insensé puisque l’essence du pouvoir repose sur la liberté d’opinion. Mais en y portant un regard plus averti, on devine assez aisément que l’effet de masse étouffe l’esprit critique. Alexis de Tocqueville parle alors de la tyrannie de la majorité, phénomène élucidé dans De la démocratie en Amérique, où il explique que la pression de l’opinion publique peut être aussi contraignante que la censure monarchique, puisqu’elle agit de l’intérieur des consciences. La liberté de penser se transforme en conformisme collectif. D’ailleurs, les complotistes sont aujourd’hui marginalisés, ridiculisés, cloués au pilori. Le regard que la société porte sur eux en dit long sur le conditionnement de la pensée. Condorcet disait « Il n’y a pas de démocratie sans instruction publique ». Une vérité qui conserve aujourd’hui toute son acuité. Sans citoyens capables de penser contre la masse, la démocratie se vide de sa substance et devient une dictature de l’opinion. Le monde est à la dérive, et la seule planche de salut qu’il nous reste est la souveraineté de la pensée. Tout ce qui la dégrade raccourcit les chemins à la servitude.
Sauver notre esprit critique, c’est sauver la démocratie. Servir notre propre entendement est un devoir.
نبض